Ceci n'est pas un poème. Un poème, c'est beau et bien agencé. Ça, c'est au mieux une expectoration.
Sont-ce encore ma Rue, mon Quartier, ma Ville ?
Les dernières Gauloises s'éteignent, le gandin prolifère.
Le bar-tabac n'est plus enfumé ni ronflant,
Il n'est même plus kabyle.
Le primeur a fermé. Les primeurs ont fermé.
Les fripiers pullulent ; la bourgeoise est ravie.
Mes voisins ne raclent plus les "R", ils font traîner les syllabes.
Il paraît que c'est ça, maintenant, l'accent parisien : parler avec son tarin
Et puis faire des manières.
Jussieu a fait des petits : à Cardinal, l'Hôtel Lebrun
N'est plus le seul particulier du coin.
Il y a désormais l'étron P.A.P.
Une belle bouse de verre et d'acier.
Moderne et dynamique.
-- Eh, qui a dit que Paris était une ville musée ?
Sont-ce encore ma Rue, mon Quartier, ma Ville ?
L'autre jour, un touriste m'a pris en photo.
En loucedé, comme ça, sans prévenir.
Sans même porter l'appareil à son l'oeil.
Il est passé devant moi, le Kodak au nombril.
Clic-clac.
Faut croire que j'ai une gueule folklorique.
Sont-ce encore ma Rue, mon Quartier, ma Ville ?
Mes amis partent
Ou partiront.
Je n'ai pas fait médecine, ni HEC ;
Je partirai donc aussi
Chassé par des Russes, des Saoudiens, des Chinois.
Ils vivront chez moi deux jours par an
Pour une escale d'avion
Ou pour montrer à leurs chiards la ville de Balzac et Hugo,
Leur raconter qu'entre ces murs
Vécurent des misérables
Jadis.
Il n'y a plus guère de poulbots.
Il n'y a plus guère de gavroches.
Il n'y a plus guère d'apaches.
Il n'y a plus guère de mannezingues.
Il n'y a plus guère de camelots.
Il n'y a plus guère de bougnats.
Il n'y a plus guère d'argot.
Il n'y a guère plus que quelques personnages, çà et là,
Quelques éclats faubouriens, quelques enseignes trompe-la-mort,
Quelques bonshommes et quelques pierres
Qui agonisent sur le pavé,
Lentement,
Un morose sourire aux lèvres.
Il n'y a plus qu'une coque sublime
Et d'anachroniques clandestins.
Heureux qui comme Rigault est mort avec sa cause.
A l'angle de Gay-Lussac et de Royer-Collard
Son fantôme plane toujours.
Raoul, vois-tu comme il est triste de survivre à ce qu'on aime !
Comme il est navrant de chérir ce qu'on n'a point connu...
Et pourtant il faut vivre
Le cœur gonflé de haine.
Sont-ce encore ma Rue, mon Quartier, ma Ville ?
Il est trois heures du matin, Paris n'est point éveillé.
Paris ne s'éveillera plus.
Il a une balle de sergot fichée au fond du crâne.
La Mouffe vers 1900... Carte postale tirée de l'excellent site www.parisrues.com